[Nouvelle – Mongolie] En Souvenir des Temps Sauvages
Cette nouvelle est une participation à un concours lancé par les éditions Arkuiris avec pour thème : l’Art dans la ville du futur. Et elle n’a pas été retenue.
Inspirées par un passage à Oulan Bator au printemps 2018 et par diverses lectures, il y est peut être trop question de géopolitique et pas assez d’art. Hors sujet ! dirait la prof de français … Bref, bienvenu à OB 50 ans plus tard. La Mongolie est désormais un pays riche, mais le climat rend la vie telle que nous la connaissons quasi-impossible.
03 février 2062, un appartement dans le centre de Oulan Bator …
– Papi, Papi, tu veux voir la chanson que j’ai posté sur SingUp ?
Le vieil homme ne dit mot mais esquissa un sourire bienveillant, que sa petite fille prit pour une réponse positive. En quelques mouvements sur son Smart-Center, cet objet essentiel qu’on appelait à son époque “téléphone”, l’écran mural de l’appartement s’allumait et la petite Jenny entrait en scène. Dans le clip, elle dansait et chantait sur un fond aux couleurs trop vives, entourée d’animaux qui n’avaient rien à voir avec ceux qu’il avait élevé dans le désert de Gobi. Ça ressemblait plus aux dessins animés japonais ou coréens qui passaient à la télévision quand jadis ses parents avaient installé une parabole à la yourte familiale.
– Alors t’aimes, Papi ?
Même sourire bienveillant, mais il ne lui échappait pas que la petite manquait sérieusement de grâce et que la musique préenregistrée était horrible.
– Je l’ai posté la semaine dernière et je n’ai que 103 vues alors que Rose Lee a déjà dépassé les 300 milliards avec sa nouvelle vidéo. Mais elle a des gens qui lui font des images et de la musique, moi je dois faire avec les éléments de l’application gratuite. Je ne serai jamais comme elle …
La petite semblait abattue, elle croyait avoir déjà loupé sa vie. Elle boudait dans le canapé en même temps qu’elle basculait sur la vidéo en question. La Chinoise Rose Lee n’était pas beaucoup plus âgée que la petite Jenny et elle était l’idole du moment. La semaine prochaine, viendrait le tour d’une autre.
On sonna, et la caméra du devant de porte s’afficha sur un quart de l’écran. C’était la police. Enhtuya, la mère de Jenny, qui était occupée dans une autre pièce, vint ouvrir et un vieil inspecteur, accompagné de deux autres hommes, entra. Son manteau gris allongeait encore sa silhouette maigre. Au-dessus de son visage aux joues creusées, une chapka, coiffe qu’on ne voyait plus guère, tombait sur des sourcils épais. Il avait dépassé Enhtuya pour se planter au milieu du salon.
– Bonjour Madame, je suis l’inspecteur Davaajargal, de la police du progrès. On suspecte la présence d’un objet des Temps Sauvages dans cet appartement. Une personne fichée comme ayant pratiqué le chant diphonique habite ici, c’est bien ça ?
– Oui, monsieur l’inspecteur, répondit Enhtuya d’un sourire crispé. Il s’agit de mon père mais ça fait bien longtemps qu’il s’est débarrassé de son deel et de ses peaux de bêtes, et puis il ne parle plus guère. Pas vrai Papa, tu n’as pas gardé le moindre os de cheval ?
Le vieil homme répondit par l’affirmative d’un geste de la tête.
– Ou de renne ? Nous allons tout de même fouiller l’appartement.
Quelques minutes plus tard, les policiers étaient revenus devant la porte sans avoir trouvé le moindre vestige des vies nomades. L’inspecteur s’excusa pour le dérangement, tout en demandant aux résidents de ne pas décevoir Le Président, lui qui avait sorti les Mongols de la misère. Puis il se retourna une dernière fois sur le pas de la porte :
– Votre fille aînée n’est pas rentrée de l’université ? Vous savez qu’on observe chaque usage de vos Smart-Centers ?
Et il s’engouffra dans le couloir sans attendre de réponse. Un avertissement poli et sans frais, en somme. Mais ferme. Le calme de cet homme était effrayant. Enhtuya se retourna tremblante vers son père :
– J’espère que tu ne caches rien, il faut vraiment que tu oublies les Temps Sauvages, tu vas nous attirer des problèmes. Je me fais du souci, surtout pour Debbie, elle n’est pas dans le moule, elle est curieuse, elle se passionnerait vite pour tes histoire de nomades. On vit bien aujourd’hui, on mange à notre faim, on n’a plus froid, oublie le reste, pense aux filles, elles ont l’avenir devant elles …
Oyunchimeg, c’était le prénom de son père, regardait par la vitre de l’appartement l’immeuble voisin se perdre haut dans le ciel. En contrebas, la vidéo de la chanteuse chinoise à la mode tournait en boucle sur le Wall-Screen, à côté d’un clip de propagande présidentielle et d’une publicité pour les derniers modèles de Smart-Center. Tout était d’une inspiration naïve, quasi-infantile, comme pour déresponsabiliser la population, qu’elle n’ait plus qu’à chanter et manger des sucreries.
Il était vrai que sa fille se débrouillait bien, le temps de l’exode, de la misère dans les yourtes de la périphérie était désormais révolu. La Mongolie subissait un nouveau génocide culturel: si les Soviétiques l’avait exécuté par la terreur, détruisant les temples et massacrant les moines dans les années 1920, le Président avait fait disparaître l’instinct nomade sous l’opulence et en traquait furieusement tout souvenir. Grâce à l’extraction des métaux rares des mines du Gobi, la Mongolie était le nouveau Quatar …
Mais quand même, Jenny et Debbie, ces prénoms étaient ridicules. Il donnerait tout pour ressentir une dernière fois le vent vif des steppes fouetter son visage. Les enfants n’avaient plus les joues rouges, les vieux n’auraient plus le visage frippé comme le sien. Mille pensées désordonnées se percutaient ainsi dans son esprit.
Sa réponse fut un mensonge désespéré tant il compris qu’il était trop tard.
– Bien sûr que non, ma fille, tout ça est du passé …
Six mois plus tôt …
Les craintes de Enhtuya à propos de sa fille aînée Debbie étaient justifiées. Quand sa mère était absente et sa soeur à l’école ou occupée à sa future carrière de chanteuse, elle retrouvait son grand père et l’assommait de questions à propos des Temps Sauvages. D’abord réticent, le vieux Oyunchimeg était bien trop heureux de quitter ce canapé où sa vie n’avait plus de sens, de se remémorer les saisons, les animaux, l’herbe et les rivières. Il se demandait s’il y avait toujours de la neige aux sommets de l’Altaï, dans l’ouest du pays où vivaient les tribus Kazakhs.
Elle se plaignait de ses études de communication. On leur demandait d’être créatif mais en même temps, on les bridait affreusement. Elle disait que la vie ne lui laissait que trop peu de possibilités, que tout était tellement formaté. Elle lui montrait SingUp, toutes les starlettes étaient les mêmes, les pubs étaient toutes les mêmes, pour acheter des Smart-Centers qui étaient tous les mêmes. Tout le monde habitait le même appartement, personne ne sortait jamais de cette ville qui était comme une prison. Une prison dorée, oui, il ressentait la même chose.
Elle savait qu’elle ne manquait de rien, à part un quelque chose qu’elle n’arrivait pas à définir. Sûrement de la nourriture pour son esprit vorace. Elle disait qu’elle se sentait mal vis-à-vis de sa mère et avait peur de la décevoir. La gamine était intelligente et freinait en plein milieu de la voie royale tracée devant elle.
Et puis un jour, Debbie ouvrit une grande feuille holographique et voulut dessiner les Temps Sauvages. Le vieux prit peur :
– Mais Debbie, la police va nous voir ! On va tous aller aux mines !
– Mais ne t’inquiètes pas mon Papi, un copain de l’université technique m’a installé un brouilleur sur mon Smart-Center, je ne montre à notre cher Président que ce que je veux !
Oyunchimeg n’était qu’à moitié rassuré par le sourire frondeur de Debbie, mais la tentation était encore une fois trop grande. La main agile de la petite virevoltait comme un papillon butineur entre la palette outil et la feuille. Il ne comprenait rien à cette technologie complètement dématérialisée, lui qui pleurait la disparition du papier et du crayon, mais le résultat était saisissant. Soit les yeux de la petite avaient vu le passé à travers les siens, soit il était un excellent conteur. Il y avait les vertes collines de l’Orkhon et les bêtes qui passaient, il sentait l’odeur de l’herbe. Un camp de yourte dans la steppe naissait de ses doigts et il voyait la poussière rouge tourbillonner. Le tableau était là, figé dans l’espace libre de la pièce.
Beaucoup de vieux de l’immeuble seraient heureux de voir les oeuvres de sa petite-fille, mais les partager n’était vraiment pas raisonnable, et puis comment déplaçait-on l’immatériel ?
Il lui parla d’une peinture qu’il avait vue jadis sur un mur d’Oulan Bator, près de l’ancien musée de la préhistoire, elle représentait une femme Tsaatan avec des longs bois de rennes. Il lui parla de ce peuple sibérien qui migrait près du lac Khovsgol l’été. Il se demandait s’ils étaient toujours libres, si la nature laissait la vie au grand air possible dans le nord, qui était plus boisé et donc moins sec que le reste du pays. Debbie lui reproduisit la peinture pour son grand bonheur.
Debbie avait trouvé en son grand-père le confident qui lui manquait dans la famille. Un jour qu’il était comme d’habitude en train de regarder le vide par la fenêtre, elle vint lui parler :
– Papi, tu vois ces pans d’immeubles où défilent des vidéos en permanence ? Tous ceux qui ont été construits lors de la Révolution du Grand Pas en Avant ont été équipés de ces Wall-Screen, c’est comme des écrans de Smart-Center qui feraient dix mètres sur cinq. Toute cette technologie est fabriquée avec les métaux rares du Gobi. Tous les jours des mineurs venus d’Inde y meurent pour que nous autres, Mongols, puissions nous abrutir devant, sur nos murs extérieurs, intérieurs. En plus, les couleurs piquent les yeux, les mouvement épileptiques, les musiques et les voix stridentes, c’est de l’hystérie permanente pour un peuple amorphe …
Et puis Debbie baissa d’un ton :
– … Si on s’éloigne un peu du centre ville, il y a des immeubles non utilisés, qui diffusent des messages obsolètes. Alors on les pirate.
A ce mot, le vieux Oyunchimeg tressaillit mais ne l’interrompit pas. En un dixième de seconde, les mots prison, torture et mines lui traversèrent l’esprit.
– Quelques étudiants de l’université technique savent faire ça. Eux s’occupent du bidouillage, des copines et moi de l’artistique. Entre nous, on appelle ça du Steal-Screen, on détourne les écrans, c’est notre art. Qu’est ce qui pourrait mériter le titre d’art dans notre société ? Les vidéos qui tournent en bas de l’immeuble ou sur SingUp ? Vulgaires ! L’architecture de nos habitats ? Laide, laide, laide ! Alors, on affiche nos créations sur les murs lointains de la ville et peut-être qu’un jour, on se rapprochera ! On veut apporter un peu de calme et de beauté à nos rues, du bonheur à ceux qui les verraient.
– Et que représentent vos “Steal-Screens” ?
– Essentiellement des scènes familiales, des portraits féminins, des chats. Des choses apaisantes. Tiens, regarde !
Depuis son Smart-Center, elle pouvait projeter les rues en questions dans l’intérieur de l’appartement. Tout ce que vit le Oyunchimeg lui parut bien innocent et il en fut en partie soulagé. En même temps, pourquoi prendre de tels risques pour des dessins aussi insignifiants ? Mais quelle inspiration pouvait bien avoir ces pauvres filles qui n’avaient jamais vu d’autres horizons que Oulan Bator et ses tours toutes identiques ?
La seule vie végétale qu’elles connaissaient étaient les jardins souterrains, dans la galerie du grand centre commercial central. Les chats d’appartements étaient les seuls animaux de la ville, les oiseaux l’évitaient soigneusement lors de leurs migrations. Et puis, avaient-elles déjà vu l’horizon, le vrai, l’immense, qui délimite terre et ciel ?
Et qui allait vraiment observer ces dessins ? Il n’y avait pas de passants dans ces avenues. Il n’y en avait quasiment plus ailleurs non plus. Les gens circulaient par le réseau souterrain ou allaient d’un immeuble à l’autre par des couloirs aériens s’ils existaient. Mais ils n’allaient plus dehors. Qui avait aujourd’hui envie de se faire balayer par le vent du nord ?
Comme d’habitude, Oyunchimeg s’était perdu dans ses réflexions avant de dire quoi que ce soit.
– C’est un peu comme le portrait de la jeune Tsaatan que je t’ai décrite l’autre jour, mais en plus compliqué. A l’époque, il suffisait de quelques bombes de peinture et d’un mur. Je crois que les occidentaux appelaient ça du “street art”, mais j’ignore tout de ce sujet, je n’étais qu’un nomade, pas un citadin …
– … des bombes de peintures … un smart-center est bien plus simple d’utilisation …
– Hum …
Restait à savoir pourquoi ces dessins ne disparaissaient pas des écrans muraux. Peut être que ne les autorités n’en avaient pas connaissance ou qu’elles ne savaient pas comment reprendre le contrôle de ces panneaux de propagande. Ces deux hypothèses étaient peu probables, la troisième serait qu’on laissait faire et que le pouvoir n’était peut être pas si impitoyable que ça.
Plus tard, elle lui posa des questions à propos de Gengis Khan, ce nom qu’il était désormais interdit de prononcer. Elle lui demanda s’il ressemblait au Président. Le Président était un petit homme chétif, ses yeux et ses joues tombaient, lui donnant un air triste. Il avait le charisme d’un employé du Ministère des Finances, loin, très loin, de l’Empereur qui régnait sur un tiers de l’humanité entre le XIIème et le XIIIème siècle.
Et pourtant, les éléments de comparaisons existaient. Le Président avait nationalisé les terres rares du Gobi et fait profiter son peuple de l’incroyable richesse de ses sols. Pour cela, il avait dû chasser les entreprises étrangères et la classe politique corrompue, c’était un sacré tour de force.
Cela avait coïncidé avec plusieurs dzud noirs, ces hivers extrêmement froids, mais désespérément secs. La végétation ne pouvait repousser sans un tapis de neige protecteur, et les rares bêtes qui avaient survécu mourraient de faim au printemps. La vie nomade était devenue impossible et les derniers éleveurs venaient grossir les bidonvilles de Oulan Bator. Cette misère était intolérable pour le Président qui transforma la ville en ce qu’elle est maintenant et veilla à ce que les profits des mines descendent en cascade jusqu’au bas du peuple. Ceci plus pour exister à l’international, être quelqu’un quand il serre la main des chefs d’état chinois ou américains, que par pure philanthropie.
Pour Oyunchimeg, l’erreur que commettait le Président était qu’il avait ôté toute dignité à son peuple en l’enfermant dans ces appartements et les noyant sous ces écrans et produits de consommation arrivant du monde entier. Les gens allaient travailler quelques heures par semaine dans une administration, quelques bureaux des sociétés minières. Les travaux pénibles étaient pour les étrangers, et seules quelques personnes occupaient des postes à responsabilité, à la tête des grandes entreprises et des ministères.
Les Mongols qui jadis cavalaient dans les steppes étaient aujourd’hui mous et obèses. Oyunchimeg se disait qu’un chef d’état devait pouvoir compter sur son peuple et celui-ci n’était plus bon à à grand chose.
Pendant que le vieux se noyait à nouveaux dans ses pensées, Debbie avait ouvert une nouvelle feuille holographique et dessiné le Président en armure, sur un cheval se cabrant, avec les mêmes fines moustaches que Gengis Khan. Cela fit rire Oyunchimeg. Les Temps Sauvages avaient été rayés de l’Histoire officiellement pour que le pays entre dans une ère moderne et hautement technologique, mais officieusement pour que le Président puisse prendre la place de l’Empereur. Cet égo le perdrait ! Il regardait le dessin de sa petite-fille qui était encore à fignoler. Il était bien ridicule sur cette puissance monture noire, et pourtant lui aussi allait défendre férocement les intérêts de la Mongolie d’un bout à l’autre de la planète.
– Oh Papi, j’ai une idée : et si je piratais le Wall-Screen de la banque centrale et que j’y projetais ce dessin, juste en face du palais présidentiel ? Le Steal-Screen du siècle !
Le vieil homme rigola de bon coeur mais s’arrêta net :
– Mais ne fais pas ça sinon tu iras directement aux mines ou on te laissera mourir de faim dans une cellule, ne crois pas que vos bricolages d’étudiants vous protègeront éternellement !
– Mais non, je rigole Papi … Et regarde ce dessin là …
D’un geste de la main et fière d’elle, elle changea de feuille. C’était l’Olgoï Khorkhoï, ver géant légendaire qui hantait les dunes du Khongor Els dans le désert de Gobi. Il poursuivait un groupe d’enfants obèses et une phrase disait “Bouges toi ou l’ Olgoï Khorkhoï te mangera”. Là encore, Oyunchimeg étouffa son rire, tant il sentait qu’il en était fini des dessins innocents. Cette Debbie était sur une pente dangereuse, il força sa colère :
– Non mais je ne rigole plus Debbie, t’es inconsciente, tout ça reste ici, ces dessins ne sortent pas de cet appartement, on est d’accord ? Et il en est de même pour les paysages des Temps Sauvages que tu fais ces derniers mois ! Pour les piratages, on s’en tient aux chatons, compris ?
– Ah, c’est trop tard !
Comme l’autre jour, elle afficha une vue d’une avenue lointaine et les falaises rouges étincelantes de Bayanzag, les terres ocres de Tsagaan Suvarga, les chevaux primitifs du Khustaï étaient là sur des pans d’immeubles, ainsi que les yourtes et les éleveurs. Des vues d’un temps révolu. Elles étaient signées Miss Tsaatan, un de ses récits lui avait inspiré son pseudonyme.
– C’est autre chose que des chatons, non ?
Les lois sur les Temps Sauvages étaient violées. Le vieil homme sut alors que sa petite fille était désormais hors-la-loi et qu’il en était le principal responsable.
Retour au 03 février 2062
Debbie avait donné rendez-vous à Brandon dans un des locaux d’entretien de l’université, où leur entrevue pourrait être discrète. Ils partageaient un prénom d’origine occidentale, ce qui avait été la mode après la Révolution du Grand Pas en Avant, et une passion pour le piratage d’écran propagandiste, le Steal-Screen. Lui s’intéressait à la technique, elle à l’artistique, les deux à l’interdit. Le jeune homme arriva à l’heure, voulut embrasser Jenny qui s’esquiva.
– Regarde plutôt la dernière oeuvre de Miss Tsaatan !
Brandon sentit que Debbie en était particulièrement fière, il fixait attentivement le dessin, saisit le ridicule dans la représentation du Président mais pas vraiment le contexte.
– Pourquoi, t’as dessiné le Président à cheval ? Et c’est quoi cette tenue ?
– T’as jamais entendu parler de Gengis Khan ?
Il haussa les épaules.
– C’est un empereur qui régnait sur tout l’Asie. Lui et son armée semaient la terreur jusqu’en Europe, et ils ne se déplaçaient qu’à cheval ! Les Mongols le vénéraient avant la Révolution. Le Président a effacé son souvenir pour prendre sa place, mais il n’a pas tout à fait la même prestance …
– Ah oui, donc là on est dans un niveau de subversion supérieur, ça me plaît !
– Et j’ai pensé qu’on pourrait le projeter en face du palais présidentiel, sur les écrans de la banque centrale …
Brandon sentit l’adrénaline monter le long de sa moelle épinière, il était soudain aussi excité qu’elle.
– Le Steal-Screen du siècle ! T’es complètement folle, ça me plaît encore plus !
– Folle mais pas suicidaire, tu penses que c’est faisable ? Les écrans de la banque doivent être ultra-sécurisés, et puis il faut être sûr et certain que les brouilleurs tiendront.
Le jeune homme descendit de son nuage et, en fronçant les sourcils, commença ses recherches sur son Smart-Center. Assez vite, il put donner ses conclusions.
– En fait, la banque est équipée de vieux modèles puisque le bâtiment a dû être dans les premiers bâtis sur ce modèle. Ils sont encore performants au niveau de l’affichage donc on ne les a jamais changés. Et puis niveau sécurité, comme il est impensable que quelqu’un ait même le moindre début d’idée de s’y attaquer, ce n’est pas plus renforcé qu’ailleurs.
Il dit cette dernière phrase dans un grand sourire adressé à Debbie. Elle le lui rendit et l’embrassa goulûment.
– Bon, on fait ça depuis ici ou on se rend sur place ?
– Hum, là-bas, il faut être vigilant aux caméras. C’est un Steal qui risque de faire du bruit, ils risquent de regarder en détail qui était sur place au moment des faits … Ce que je te propose : on fait la manip ici et on va sur place voir comment ça réagit, en restant hors caméra.
– Vendu.
Elle regardait Brandon s’activer, jonglant d’un Smart-Center à l’autre, elle ne comprenait pas grand chose à ce qu’il faisait et ça ne l’intéressait d’ailleurs pas. Chacun son art ! Il avait récupéré d’un autre étudiant une application trafiquée de gestion de Wall-Screens qui permettait d’en prendre le contrôle. Il avait aussi un modèle de brouilleur non-autorisé, et le plus dur était de forcer les Smart-Centers pour en modifier les fichiers sources. Ces étudiants étaient les futurs ingénieurs de l’administration et des entreprises du secteur technologique, mais pour l’heure, les bandits avaient un temps d’avance. A croire que le confort des bureaux de leurs futurs employeurs les ramolissait.
– Admire le travail !
Brandon projeta la vue de la façade de la Banque Centrale. Le Président montait le majestueux étalon noir en son centre. Debbie n’en revenait pas, elle en avait les larmes aux yeux. Elle lui prit le bras direction le centre ville.
Ils naviguaient dans les boyaux de la ville. Le couple de révolutionnaires anonymes se tenait la main, l’oeil déterminé, au milieu de leurs contemporains mornes et sans âme. Autour d’eux la cacophonie des Wall-Screens dernière génération, passant en quelques mètres de la voix agaçante de Rosa Lee aux communications gouvernementales. Brandon se disait qu’il faudrait un jour s’attaquer à leur codage. Ceux qui diffusaient en bas des immeubles n’avaient plus vraiment de raison d’être, vu que la population de cette ville n’allait plus dehors, circulant en métro et par les tubes inter-bâtiments. Il n’y avait guère que les habitants d’en face qui avaient l’image mais, fatalement, pas le son. Le futur était dans ces souterrains à température constante.
– Par sécurité, on va d’abord aller voir la place depuis les vitres des Nouvelles Galeries, et puis on descendra si ça nous paraît sans danger, qu’est-ce que t’en penses ?
– OK !
Ils montèrent jusqu’au deuxième étage du magasin, qui se situait entre le palais présidentiel et la banque centrale, essayant de ralentir le pas pour ne pas paraître suspects. Debbie touchait le col en fourrure d’un manteau de luxe dont elle se fichait, regardait les sacs à main Vuitton, les parfums Gucci. C’est bizarre comme ces noms venant de pays misérables avaient gardé une aura, personnifiaient une classe, un certain art de vivre que ne possédaient pas souvent les acheteurs. Ils arrivèrent près de la grande fenêtre qui donnait sur la place et leur sang se glaça. Le Wall-Screen diffusait une publicité pour la banque, montrant une famille si heureuse d’avoir placé son argent dans ses coffres. Leur révolution avait tourné court.
– On repart en cours ?
– Hum.
La panique les avait envahis. Ils pressaient le pas dans les couloirs du métro, le visage pétrifié par l’effroi. Si la police, un agent du ministère de l’information ou des services techniques de la banque avaient repris le contrôle du Wall-Screen, il était évident qu’ils remonteraient jusqu’aux fauteurs de trouble.
Mais eux repartaient s’asseoir sur les bancs de l’université comme s’ils n’en avait jamais bougé, comme si rien ne s’était passé ces dernières heures, comme si l’illusion était possible. Assis dans le wagon qui les ramenait au lieu qu’ils n’auraient jamais dû quitter, ils étaient mutiques, les yeux dans le vide, repoussant toute projection dans un futur sûrement modifié à jamais, s’ils en avaient encore un.
A la descente, Brandon entendit prononcer son nom, c’était un camarade de classe :
– Brandon, Debbie, d’où vous sortez ? Vous allez en cours ? La police du Progrès vient de faire une descente. Ils ont embarqué des gars de la technique, Kevin, Donovan et Russell. Ils étaient en civil, ça n’a même pas duré cinq minutes !
– Mais pourquoi ?
C’est tout ce que Brandon avait trouvé à répondre, se forçant à paraître normal, alors qu’il redoublait d’effroi.
– Je sais pas trop, il y en a qui disent qu’ils avaient des Smart-Centers modifiés …
Ils répondirent par une onomatopé censée exprimer de la surprise. Brandon et Debbie le savaient très bien, ceux qui avaient les outils nécessaires au piratage de Wall-Screens venaient de se faire arrêter. Eux avaient échappé à la rafle, mais on les retrouverait vite. Ils saluèrent l’étudiant et changèrent de route.
Quelles étaient les solutions ? Se débarrasser de leur Smart-Center n’en était pas une puisque ça revenait à perdre son identité et sombrer dans la clandestinité. Plus d’accès à l’éducation, aux soins, pas de travail ni de rente des métaux rares. C’était peut être cohérent avec leurs actes, mais ils n’étaient pas prêts à en payer le prix, clairement dépassés par les évènements. Brandon prit les choses en main, désinstalla les applications piratées, en traqua les moindres traces dans la mémoire et les fichiers sources.
Il effaça les dessins de Debbie, toutes ces visions obscènes des Temps Sauvages, les steppes et la vie nomade avec. Il convint que ses actions ne suffiraient peut-être pas, que les fichiers de sauvegarde seraient encore disponibles quelques temps dans le Cloud National. Le mieux était que chacun rentre chez soi et se raccroche au peu d’espoir qu’il leur restait.
Brandon prit Debbie dans ses bras, l’embrassa tendrement, la regarda une dernière fois et chacun partit dans sa direction, sans un mot.
Debbie croisa trois hommes dans l’entrée de l’immeuble, le plus âgé lui adressa un sourire étrange. A peine eut-elle passé la porte de l’appartement que sa mère lui tomba dessus :
– Debbie, la police du Progrès sort à peine d’ici, ils cherchent des objets des Temps Sauvages, j’espère que tu caches rien, tu vas causer notre perte à tous !
Elle répondit en criant encore plus fort qu’elle ne savait pas de quoi sa mère parlait, qu’elle était fatiguée, qu’on la laisse tranquille et bien d’autres choses. En filant à sa chambre, elle se demandait, tout de même, cette histoire d’objet des Temps Sauvages, s’ils n’étaient pas deux criminels dans cette famille, elle et son grand-père.
Quand elle refit surface, le vieil Oyunchimeg regardait par la fenêtre, comme à son habitude. Elle s’approcha un sourire triste aux lèvres.
– Papi, Miss Tsaatan a de nouveau frappé, mais cette fois, elle est allée trop loin, ta petite Debbie est désormais hors-la-loi.
Il ne dit mot ni ne bougea, il attendait la suite.
– Le Président sur son étalon noir a fait face à son palais, mais seulement quelques instants. La police du Progrès a fait une descente à l’université, elle ne va pas tarder à m’arrêter.
Toujours aucune réaction, Oyunchimeg réfléchissait. Les informations ne parlaient pas du piratage, le pouvoir avait étouffé l’affront au Président qui devait être dans une rage noire. Quant à cet inspecteur Davaajargal, il savait forcément pour Debbie, n’avait-il pas mentionné le renne, l’animal élevé par les Tsaatans, dans sa courte intervention ? Pourquoi ne l’avait-t-il pas déjà cueillie ? Pourquoi avait-il orienté son intervention vers sa personne ? Que savait-il d’autre ? Avait-il juste envie de faire durer le plaisir ?
Mais il avait des certitudes, Oulan Bator était une ville dont on ne s’échappait pas, on ne pouvait pas la quitter clandestinement. Le transport de passagers étaient quasi-exclusivement aérien et nécessitait un enregistrement. Le transport au sol ne concernait plus que l’extraction des mines. Il fallait une licence spéciale pour conduire ces véhicules gigantesques qui roulaient sur des terres torturées par des hivers au froid inhumain et des orages dantesques l’été. Il fallait donc se cacher en ville en attendant un changement de régime, un miracle ou l’apocalypse. Même si ça semblait désespéré, il fallait cacher Debbie.
– Tu vas prendre quelques affaires dans un sac, on va partir cette nuit. Et couvres-toi, on va passer par l’extérieur.
Debbie était dévastée, son sang figé, son coeur glacé par le brutal réalisme de ces mots. Cela semblait inévitable depuis quelques heures mais elle ne pouvait encore le réaliser et en refusait même la pensée, sa vie avait basculé.
Dès l’instant où ils furent dans la rue, le vent parut insupportable à Debbie, brûlant ses pommettes, transperçant son être de part en part. Oyunchimeg ne l’aimait pas non plus, il en avait ressenti des bien plus froids, mais celui qui s’engouffrait entre les immeubles ce soir là ne semblait porter rien de bon. Ils avaient au moins cinq kilomètres de marche devant eux, du centre vers la périphérie d’Oulan Bator, ce serait éprouvant pour tous les deux. La petite n’était pas habituée, le vieux ne l’était plus.
Se repérer dans ces rues toutes identiques n’étaient pas chose aisée, les citadins pensaient qu’il en était de même pour les pistes des steppes, mais elles offraient mille indications à qui savait les lire. Les tours masquaient les étoiles. La lumière était faible, quelques Wall-Screens actifs, quelques appartements encore allumés donnaient un peu de clarté. Les réverbères étaient hors-services depuis longtemps. Depuis que plus personne ne respirait l’air libre. Chaque rue au bitume défoncé était bordée de terre gelée, puis les parois sans fin des immeubles. Debbie se serrait contre son grand-père. Si la température descendait trop bas, il faudrait passer par l’intérieur et se mettre à la merci des caméras. Il suffisait parfois que le vent change de direction pour que le mercure varie significativement en quelques minutes.
Mais ça allait, la petite était courageuse, elle suivait son grand-père, lui accordant une confiance aveugle. Elle ne pouvait d’ailleurs pas faire autrement, il était le seul être auquel elle pouvait se rattacher. A cette heure de la nuit, il n’y avait plus qu’eux en ville. Les deux seuls organismes vivants sur cette terre ingrate. Il y a quelques années, des meutes de chiens affamés les auraient poursuivis, des voyous les auraient à coup sûr agressés. Dans certains quartiers, leur espérance de vie n’aurait pas dépassé le quart d’heure. Là, rien.
Enfin, ils virent le bout de cette longue avenue qu’ils avaient dû remonter face au vent mordant. En tournant sur une rue perpendiculaire, ils étaient subitement abrités. Une lueur bleutée émanait d’un mur, le bleu du deel d’une jeune nomade aux bois de rennes.
Un Steal-Screen avait échappé au évènement des dernières heures, celui qui avait inspiré le pseudonyme de Miss Tsaatan. La symbiose passée des Mongols avec les éléments était dans son regard paisible, les plumes d’aigle qui ornaient sa coiffure, la marmotte qui apparaissait dans son sillage. Si cette jeune fille avait existée, alors Debbie voulait bien lui vouer un culte.
A ses côtés, Oyunchimeg pensait au chamane que son père consultait quand il était encore enfant. Ces sorciers communiquaient avec les esprits des ancêtres pour leur demander conseil, en existait-il encore dans ce pays ?
Le duo s’accordait ainsi une pause bénéfique de quelques secondes, la vision des Temps Sauvages leur donnait les forces nécessaires pour continuer vers ce futur incertain.
Enfin, il devait être 5h du matin lorsque Oyunchimeg pénétra dans un vieil immeuble, et la température grimpa instantanément de quelques dizaines de degrés, au grand soulagement de Debbie. Ils montèrent jusqu’au troisième étage, où une vieille dame leur ouvrit sa porte. Les deux personnes âgées se saluèrent chaleureusement devant une Debbie stupéfaite.
Qu’est-ce que cette femme était belle ! La jeune fille n’avait jamais vu le deel traditionnel ailleurs que dans les histoires de son grand-père. Celui-ci était mauve, noué à la taille par une étole couleur or. Elle avait des cheveux blancs tressés et le visage aussi creusé par les rides que celui de son protecteur. Quelle prestance !
– Tu dois être Debbie, supposa la dame dans un sourire édenté mais bienveillant, que la jeune fille lui rendit maladroitement. Je suis Delgermaa, une vieille connaissance de ton grand-père, on te racontera plus tard. Allez, rentrez tous les deux.
L’appartement était d’un minimalisme rare, mais le regard de Debbie se porta sur une commode orange dont les motifs bleus et jaunes s’entrecroisaient sur les portes. Elle n’avait jamais rien vu de pareil, les teintes du mobilier classique allaient du blanc au noir en passant par le gris. Elle réalisa que seuls les clips de SingUp et autres vidéos sur écrans coloraient le quotidien, rien de matériel.
– C’est du bois, lui dit Delgermaa, devinant sa curiosité. Souvenir des Temps Sauvages ! Vous devez être fatigués, mais avant de vous allonger, il faut vous réchauffer. Vous allez boire le thé au lait salé. On parlera des choses sérieuses plus tard.
– Où est-ce que tu peux encore en trouver ? s’étonnait Oyunchimeg en regardant le contenu de sa tasse. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il en avait bu. Le lait ne venait pas directement du pis de la chèvre, il avait dû être transformé dans quelques usines, mais peu importait.
– C’était la boisson nationale avant la Révolution, expliqua Oyunchimeg, sentant Debbie déboussolée. On en offrait une tasse à quiconque entrait dans sa yourte.
Delgermaa laissa le silence qui suivit durer quelques minutes, laissant à ses invités le temps de reprendre leurs esprits, avant de le briser.
– Et si on chantait maintenant ? suggéra-t-elle dans un sourire espiègle. Vous avez aussi besoin de vous détendre.
Oyunchimeg tenta une objection, lui qui aurait préféré dormir un peu, mais on ne pouvait résister aisément aux volontés de Delgermaa. Elle était déjà en train de défaire les liens d’une couverture qui cachait un objet a priori fragile.
Debbie n’était pas au bout de ses surprises, elle regardait la scène se demandant si elle était toujours en 2062 à Oulan Bator. La couverture tomba par terre, découvrant une caisse en bois vernis surmontée d’un long manche, au sommet duquel était sculptée une tête de cheval. Deux cordes étaient tendues sur toute la longueur. Debbie n’avait jamais pareil objet, elle en ignorait l’usage mais savait juste que c’était la plus belle chose qu’elle avait vue de sa vie. Juste devant la commode orange de Delgermaa. Encore une fois, son grand-père l’éclaira :
– Debbie, il fut une époque où la musique ne sortait pas toute faite des Smart-Centers. Tu as devant toi un morin khuur, un instrument de musique des Temps Sauvages, fait à la main. Cet objet est peut-être le plus sacrilège de tout Oulan Bator. Il est d’une valeur inestimable, la Police du Progrès donnerait cher pour y mettre la main dessus.
A l’exacte prononciation de ces mots, on tapa à la porte. Delgermaa alla ouvrir avec une vivacité rare pour une personne de son âge. La longue silhouette de l’inspecteur Davaajargal était déjà au centre de la pièce que Oyunchimeg et Debbie n’avaient pas encore esquissé le moindre geste.
Sur le visage du vieux, on lisait encore l’incompréhension, son regard suppliant demandant “Mais pourquoi vas-tu ouvrir, avec des fugitifs et un morin khuur au milieu du salon ?”, alors que du regard noir de la petite ne sortait qu’un mot “traîtresse, traîtresse, traîtresse”.
– On s’est vus il n’y a pas si longtemps, mais c’est déjà un autre jour, dit l’inspecteur à l’encontre d’’Oyunchimeg et Debbie, tout en s’asseyant à côté de cette dernière. Mais désolé de vous interrompre, continuez de chanter.
Debbie regarda Davaajargal à la dérobée, il avait l’air gentil et c’était bien là le plus effrayant. Ce n’était pas un ami ou un oncle, mais un représentant du pouvoir. Exécutait-il les basses oeuvres avec ce sourire bienveillant et ce calme olympien ? Se réjouissait-il déjà du sort qu’il leur réservait ? Les avait-il suivis jusqu’ici ? Non non, Delgermaa les avait vendus alors que son grand père lui faisait confiance, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute.
– Allez, chantez, insista Davaajargal.
Delgermaa se saisit de l’instrument et d’un grand sourire, fit signe au grand-père, pour qu’il se lance.
“Chanter, est-ce bien le moment de chanter ?“, pensait un Oyunchimeg plus désorienté que jamais. Demain il serait en prison, et à son âge, il ne tiendrait pas longtemps. Mais c’est bien le sort de Debbie qui le désespérait le plus, une longue vie de bagne et des horreurs qu’il n’osait imaginer l’attendait.
Delgermaa le fixait toujours. Après tout, un chant en souvenir des Temps Sauvages, un dernier, il n’y en aurait plus d’autres. Autant finir en beauté puisqu’on lui en laissait l’occasion, comme la dernière volonté du condamné.
Alors, il s’éclaircit la voix, contracta sa gorge et en fit sortir un son caverneux qu’il fit varier sur une longueur de gamme. C’était un aperçu de l’ancestrale technique du chant diphonique. Puis Delgermaa fit glisser son archer d’un geste ample sur les cordes du morin khuur et ils commencèrent à chanter.
Debbie ne sortit de sa torpeur pour se reconnecter au présent que lorsque l’inspecteur réclama un autre morceau. Delgermaa chantait un amour impossible pour un cavalier qui préférait courir le pays. Le cavalier en question était son grand-père qui voulait être aussi libre que l’aigle royal tournant haut dans le ciel bleu de Mongolie. Chacun gardait les yeux fermés et faisait durer les syllabes comme il était de coutume dans les chansons traditionnelles, symbole de l’éternité et de l’immensité des steppes. Debbie fut happée par le récit, ils étaient si beaux ! Un instant, Miss Tsaatan refit surface, elle s’imaginait poster la scène sur SingUp, quel contraste se serait entre la profondeur de ce moment et la superficialité des pin-ups actuelles ! Cette pensée ne dura qu’un instant, d’abord parce qu’elle était assise à côté d’un inspecteur de la police du progrès et ensuite, elle comprit qu’elle devait vivre cet instant d’une beauté inédite corps et âme, sans écran interposé. Peut être pour la première fois de sa vie, et sûrement la dernière.
Mais les plus beaux instants ont une fin.
– Merci du fond du coeur pour ce moment rare, fit l’inspecteur en se levant.
Puis, se tournant vers Debbie :
– Debbie, tu viens de vivre quelque chose qui n’est plus censé exister. Tout comme la plupart des activités artistiques auxquelles tu t’es livrées ces dernières semaines. Tu as compris que, suite au piratage de la banque centrale, tu ne pourrais plus reprendre une vie d’étudiante classique ? Alors, je vais t’offrir une alternative, de quoi donner un sens à la suite de ta vie. Pour que cette culture millénaire perdure, tu seras la mémoire des Temps Sauvages.
Contrairement à Oyunchimeg, Delgermaa savait que Davaajargal était le membre éminent d’une société secrète, dont l’objet était la sauvegarde de la culture mongole. Pour son compte, Miss Tsaatan allait vouer le plus clair de sa vie à la collecte d’informations, pour que le souvenir des Temps Sauvages survive à la Révolution du Grand Pas en Avant. Par contre, avec sa courte existence et sa pratique limitée, le Steal-Screen ne rentrerait pas dans l’Histoire de l’Art.