On connaît tous des gens qui reviennent tout bronzés de vacances et qui disent “J’ai fait la Grèce” ou “J’ai fait la République Dominicaine”, alors qu’ils ont surtout fait des aller retour entre la plage et le buffet à volonté de l’hôtel. A chacun sa manière de voyager, mais c’est quand même énervant. On fait un gâteau ou le lit, mais pas un pays. C’est manquer de respect envers ses habitants, sa culture que d’assimiler ainsi un pays à un bien de consommation courante. Nicolas Legendre est journaliste, notamment pour le magazine Géo et Le Monde, ce qui peut laisser supposer qu’il prend l’air assez souvent. Quand, quelques années en arrière, il divaguait sur les rives du lac Baïkal, il n’est pas rentré dans sa Bretagne natale en disant, l’air satisfait “J’ai fait la Russie”. On n’a jamais fait la Russie. 

Vers le culte de la « petite eau »

Là-bas, il avait été invité spontanément à vider une quille de vodka dans une cabane de pêcheur. Depuis il ne cessait de se questionner sur le lien entre ce peuple et cette boisson. Bretons et Russes, chacun à une extrémité du gigantesque continent eurasien avec une passion commune pour la tise. Ce questionnement s’est vite transformé en obsession, puis en voyage de plusieurs mois dans ex-Union Soviétique en vue de l’écriture d’un livre. Mais taper aux portes en Russie pour causer vodka, ce n’est pas un peu cliché, Monsieur Legendre ? Si un Anglais venait vous parler de cuisses de grenouilles, comment le prendriez vous ?

Atterrissage à Tbilissi, république de Géorgie. Le début des déambulations dans l’immensité, du Caucase à la Sibérie en passant par les steppes d’Asie centrale, avec un but, se faire inviter à l’apéro. Les cultures sont différents, les religions aussi. Mais tous sont reliés par les décennies soviétiques et le culte de la “petite eau”. Partout, l’autochtone est accueillant et prompt à sortir la bouteille ainsi qu’un petit quelque chose à manger pour faire le “paillat”, comme on dit en patois. Ça va du pot de cornichons aux piles de viandes grillées, le barbecue étant une autre passion du coin.

Ainsi, il s’assoit à la table, de routiers kazakhs, d’éleveurs kyrgyzes, de vacanciers russes, d’un ancien liquidateur de Tchernobyl, un apparatchik local ou d’un supposé ancien agent secret. L’auteur questionne sur la vie des gens, leur rapport à la vodka, Poutine. Ce qui finit parfois en engueulade quand la discussion s’éternise sur l’Oeil de Moscou. Alcool et politique ne font pas toujours bon ménage, on a tous un repas de famille en mémoire. Mais le plus souvent, il tempère ses opinions, connaissant pertinemment les différences de perception des choses entre occidentaux et russes. Et cette différence, c’est bien ce qui rend les choses intéressantes.

Vers la démesure slave

La consommation colossale de vodka dans l’empire tient à des spécificités historiques que l’auteur explique très bien. Mais globalement les clients se divisent en deux sortes, comme un peu  partout : les ivrognes miséreux qui attaquent au petit matin et ceux qui sortent la bouteille du placard pour une occasion ou une autre. C’est l’âme russe qui amplifie tout. Cette notion est difficilement qualifiable. Elle mélange la démesure slave qui rend tout ou plus joyeux ou plus tragique avec une vie de l’instant présent qui se fout bien des lendemains, ainsi qu’une moindre matérialisation du quotidien par rapport aux occidentaux. “Je trinque à tes rêves, Nicolas !” lui lance un compagnon de tablée. Qui vous dirait ça en France ? L’âme russe qui est évoquée lors de plusieurs rencontres devient alors une nouvelle obsession. Mais qu’existe-t-il de plus insaisissable qu’une âme ?

Après avoir vu la mer Caspienne, les rives de l’Ob et les monts Altaï, tant de noms qui paraissent inatteignables, Nicolas Legendre est à Moscou sans plus de réponses, mais avec bien assez de matière pour écrire un livre. Il se nommera Les Routes de la Vodka et sortira aux éditions Arthaud. S’il a eu de sérieux doutes sur l’intérêt de son entreprise, il finit par apparaître clair comme de l’eau de roche. Au fur et à mesure des verres qui s’entrechoquent, il s’immerge toujours un plus profondément dans la réalité de la société anciennement soviétique et la documente dans un style à mi-chemin entre le journalisme et le roman.

Chaque page n’est pas rocambolesque, il n’est pas un clochard céleste sur les routes de l’Est. Même s’il avance d’un pas décidé vers l’éthylisme et la démesure slave, son esprit de survie ne disparaît jamais totalement. Sa dignité et sa santé lui disent merci. Et puis, les pertes de mémoire sont à éviter pour écrire un livre. Son esprit tout court est lui omniprésent tout au long des 400 et quelques pages, entre dérision et bel humanisme, tirant le meilleur de chaque rencontre, même si elle n’est que fatalement éphémère. Une lecture captivante et enrichissante qui se boit cul sec donc, et qui laisse un goût de « Reviens y ».

Retrouvez une interview de Nicolas Legendre sur NeonMag

Retrouvez des photos de l’épopée sur le site de l’auteur

Chez Wood&Beers, cet horrible alcool sans goût coupé au Coca et à la glace, qui donne un intense mal de crâne au réveil en France, fut apprécié en Mongolie. Souvenir d’instants où ce bon Dachka distribuait les verres, dans l’atmosphère paisible d’une soirée aux portes du désert de Gobi.

Laissez un commentaire